English Version
(BAAG no
32, Octobre 1976, 39-41, et note 106)
Lettre de Greve du 17.10.1904
Wollerau, Canton
de Schwyz, 17.X.04[106]
Cher
Monsieur Gide,
Mille
excuses, si je ne vous ai pas écrit plus tôt, j'en ai eu depuis
longtemps des remords. Écoutez ce que j'ai fait cet été,
et vous me pardonnerez, j'en suis sûr d'avance.
1)
J'ai donné aux Allemands des traductions misérables des oeuvres
suivantes: Wells, Time Machine, The Island of Dr. Moreau, The
Food of the Gods (Bruns); Wilde, Apologie (Bruns); Meredith, The
Egoist, Henry Richmond, (Bruns); Flaubert, Correspondance (4 vol.),
Par les champs et par les grèves (Bruns); Galiani, Correspondance (2
vol.) (Insel); Swinburne, Mary Stuart (trag. en 5 actes) (Insel); Phaedra (fragment)
et plusieurs poèmes (Freistattgd); Browning, deux poèmes d'environ
500 vers (Freistattgd).
2)
J'ai écrit trois essais de la dernière importance, mais comme
on en veut en Allemagne (sur Meredith, Flaubert, et la technique du vers
allemand), dont l'un a paru, les deux autres apparaîtront prochainement.
3)
J'ai fais quantité de vers moi-même et introduit une dame (poète)
dans la littérature allemande: proplème dont la solution suivra
plus tard.
4)
J'ai écrit une farce satirique, dont personne ne veut à cause
du ridicule versé sur le gouvernement bavarois et l'administration
des musées et des prisons.
5)
Je prépare un livre formidable, qui me fera haïr par tous les
artistes de l'Allemagne (par vous aussi? car je vous compte parmi mes lecteurs
quand je paraîtrai enfin avec quelque chose de sérieux) à cause
du mal que j'y dis des artistes et de l'art! Ce livre aura pour titre Kunst
und Künstler. Il faut qu'il soit bien écrit, très
bien écrit, voilà la difficulté. Jusqu'à présent
je n'ai fait qu'amasser des notes.
6)
J'ai lu les épreuves d'une demi-douzaine de livres sous presse.
Tout
cela en quatre mois ; c'est vous dire que pas une seule nuit je n'ai dormi
plus de trois heures. Dix heures par jour j'ai dicté.
Ai-je mon pardon? Le résultat?... j'ai encaissé environ 4000
frs. Voilà! En Allemagne on croit qu'il ne faut pas payer trop à un
homme qui... etc.! Qu'importe! Je forcerai me bonhommes. D'abord il faut
inonder le marché de mon nom. C'est ce que je fais. Cependant
j'avouerai que toujours la plupart de mes traductions sont supérieures à la
plupart des autres qui paraissent: ce dont j'ai des témoins. Et encore
j'en fais quelquefois de bonnes, de très bonnes, (voyez celle de l'Apologie de
Wilde, que je vous enverrai).
Maintenant
causons. D'abord les affaires. Il me semble définitivement que M.
de Poellnitz (Insel) est rétif. Il m'a réitéré qu'il
trouve le style de votre livre brillant, mais le sujet 'trop pénible'
pour pouvoir le publier. Or ma question: est-ce que vous m'autorisez de conclure
avec M. Bruns? M. Diederichs m'a déclaré ne plus vouloir imprimer
de traductions. De plus je suis fâché avec S. Fischer à Berlin,
qui m'a offensé tellement que je lui intenterai un procès.
Il me semble qu'il ne reste que M. Bruns; et je crois qu'il me sera facile
de l'intéresser suffisamment, pour qu'il imprime sans retard. Un mot
de vous (carte ou télégramme) -- et je rouvre les pourparlers
avec lui.
Et
de moi-même. Il me faut travailler d'une façon bien singulière.
Je ne suis plus qu'une personne: j'en sommes trois: je suis
1) M. Felix Paul Greve; 2) Mme Else Greve; 3) Mme Fanny Essler. La dernière,
dont je vous enverrai prochainement les poèmes, et dont les poèmes
-- encore un secret -- sont adressés à moi, est un poète
déjà assez considéré dans certaines parties de
l'Allemagne. Jusqu'à présent elle n'a publié que des
vers. Mais moi, F. P. Greve, son patron et introducteur, prépare la
publication de deux romans, qu'elle a écrits dans la prison de Bonn
sur Rhin (une prison que moi, F. P. Greve, j'ai pris l'habitude d'appeler
'la villa'). Tout cela, bien entendu, sous le sceau de la confession, s'il
vous plaît. Personne ne se doute de cet état de choses. En outre
la traduction de la Correspondance de Flaubert paraît avec le
nom de Mme Else Greve figurant sur le frontispice, mais malheureusement la
seule langue que Mme Greve connaisse, c'est l'italien, par conséquent
moi, F. P. Greve, j'ai dû faire sa traduction pendant les nuits d'été.
Pour
pousser la farce à l'outrance, je publierai dans quelques semaines
un grand article sur le grand poète Fanny Essler, et l'un des romans
de Mme Essler, qui paraîtra sans nom d'auteur et que M. l'éditeur
croit une autobiographie, aura pour titre: Fanny Essler.
Vous
croirez facilement qu'avec un travail si compliqué j'ai passé un été assez
gai. Je regrette à peu près de vous avoir initié.
Je
passerai tout l'hiver ici -- par raisons d'économie (pour avoir au
printemps les quelque mille francs dont j'ai besoin pour passer quatre ou
six semaines à Paris).
J'ai
toujours le brouillon d'une lettre adressée à vous dans un
tiroir de mon bureau, mais je ne trouve pas le temps de le recopier -- il
faut que vous attendiez encore.
Qu'est-ce
que vous devenez? Qu'est-ce que vous faites?
Faites-moi
le plaisir de m'écrire longuement! et croyez toujours que je suis
avec la plus haute considération et admiration tout à vous
Felix P. Greve
[106] Lettre
adressée à: 'Monsieur André Gide / Château Cuverville / par Criquetot-l'Esneval
/ Seine Inférieure / Frankreich. Cachets
postaux de Wollerau, 18.10.04 et de Criquetot-l'Esneval,
19.10.04. En travers du début de sa
lettre, Greve a écrit: "Excusez papier
et enveloppe. Mon papier à lettre est épuisé.
Je ne veux pas attendre jusqu'à ce que
j'en ai de l'autre." |